Le pavillon de l’URSS frappe l’imaginaire par sa stature imposante et son esthétique futuriste. Symbole éclatant du progrès socialiste, il se dresse tel un manifeste d’acier et de verre, affirmant la puissance de l’Union soviétique face à son rival américain. Son architecture, tendue vers le ciel, évoque la conquête spatiale et la domination technologique dans une ère marquée par la guerre froide. Plus de 12 millions de visiteurs franchissent ses portes, en faisant l’un des pavillons les plus fréquentés de l’exposition, surpassant même le dôme américain. Mais son destin ne s’arrête pas aux rives du Saint-Laurent : entièrement démonté après l’événement, le pavillon est expédié à Moscou, où il sera patiemment reconstruit. Cette relocalisation en fait un exemple remarquable de conservation active d’un pavillon d’exposition universelle, au service du pouvoir soviétique et aujourd'hui situé dans un contexte géopolitique en constante recomposition.
Le pavillon est conçu par Mikhaïl Posokhine, architecte du Kremlin et auteur du Palais d’État du Kremlin (1961), assisté d’Ashot Mndoïants, Boris Tkhor et de l’ingénieur A. Kondratiev. Son langage architectural combine gigantisme, lignes tendues et effets symboliques. La forme effilée du bâtiment, dominée par un voile de métal s’élançant vers le ciel, évoque à la fois la conquête de l’espace et l’idéologie du progrès. Cette caractéristique serait inspirée d’une idée originale de Constantin Melnikov, figure de l’avant-garde soviétique des années 1920.
« Ne connaissant pas l’apparence des autres pavillons, nous avons décidé d’exprimer dans l’architecture de notre pavillon le dynamisme, la volonté d’aller de l’avant, l’envol. »
Mikhaïl Posokhine1
À l’intérieur, le pavillon déploie trois niveaux thématiques : en bas, les mondes marins et l’énergie ; au centre, l’industrie, l’agriculture et les techniques de production ; en haut, la conquête spatiale, mise en scène avec satellites, simulateurs, images lunaires et maquette du Tu-144. Le tout illustre une URSS ambitieuse, tournée vers l’avenir.
Rudolf Kliks, chargé de la direction artistique, est présenté dans certains récits comme une figure intrigante, possiblement liée aux milieux de la Bourse de commerce soviétique à New York, avec un passé susceptible de recouper des enjeux d’espionnage industriel. La conception du pavillon russe, a fait l’objet d’une enquête approfondie menée par l’historien français Fabien Bellat2, spécialiste de l’architecture soviétique, interrogé dans Le Devoir en 20123. Bellat y détaille l’implication de Posokhine et l’influence de Melnikov dans la conception du pavillon. Il décrit aussi la rivalité technologique entre les blocs comme un moteur de la scénographie soviétique, et souligne l’absurdité logistique du transport du bâtiment — « mis deux fois dans un bateau » — pour le rapatrier à Moscou.

L’un des aspects les plus étonnants relevés par l’historien Fabien Bellat concerne le coût exceptionnel du pavillon soviétique : estimé à 15 millions de dollars, soit bien au-delà des 9 millions investis pour le dôme américain. Plusieurs composants furent réalisés par la firme italienne Feal, installée à Lyon, bien que les matériaux soient majoritairement soviétiques. Cette stratégie hybride, à laquelle s’ajoute le coût du démantèlement et du double transport maritime jusqu’à Moscou, contribua à alourdir une facture déjà imposante. Malgré son caractère temporaire, le pavillon fut ainsi envisagé dès sa conception comme un actif à long terme.
Une seconde vie à Moscou
Transporté par bateau, entreposé temporairement puis réassemblé entre 1968 et 1975 au parc VDNKh de Moscou, vaste site d’exposition permanente, le pavillon est rebaptisé « Pavilion 70 », puis « Pavilion Moscou ». Il devient d’abord un espace d’exposition temporaire au service de la propagande soviétique.
Dans les années 1990 au tournant de la chute de l’URSS, il est officiellement renommé « Pavillon Moscou » et réaménagé en centre commercial informel. L’intérieur est alors divisé en petites échoppes et kiosques vendant des vêtements, appareils électroniques, téléphones mobiles et autres marchandises variées. Ce marché couvert devient un lieu populaire, fréquenté quotidiennement par les Moscovites. À certaines occasions, le pavillon héberge aussi des expositions félines, contrastant fortement avec sa vocation initiale de vitrine idéologique et technologique de l’URSS.
D’autres bâtiments d’Expo 67 ont aussi été relocalisés, comme celui de la Tchécoslovaquie, réinstallé à Terre-Neuve.
Un pavillon en mutation : controverse autour d’une restructuration
Longtemps négligé, le pavillon retrouve une visibilité accrue en 2023, alors qu’il sert de cadre à l'exposition-forum patriotique « Russie », organisée sur le site de VDNKh à Moscou, dans un contexte de guerre en Ukraine et de mobilisation idéologique. Cet événement grandiose, inauguré en grande pompe par Vladimir Poutine le 4 novembre, jour de la fête de l’Unité nationale, réunit plus de 130 expositions célébrant les réussites de la Russie dans tous les domaines — de l’industrie nucléaire à l’innovation numérique — et mobilise les pavillons emblématiques du site, dont celui de l’ex-URSS à Expo 67, transformé pour l’occasion en espace interactif glorifiant les réalisations nationales.

Après plusieurs tentatives infructueuses de rénovation autour de 2020, il fait finalement l’objet en mai 2025 d’un démontage partiel dans le cadre du projet « VDNKh-Expo », un vaste chantier de reconfiguration des divers pavillons actuels en un complexe multifonctionnel.
La galerie ci-dessous montre le projet initial en 2020, remanié aujourd'hui.
Selon les médias russes MSK1.ru et MyDecor.ru, les travaux incluent le retrait complet des vitrages, la mise à nu de l’ossature métallique, la destruction des escaliers de stylobate et la vidange complète de l’intérieur. Le bâtiment est ceinturé de palissades et placé sous vidéosurveillance. Bien que qualifiée de « reconstruction » par les autorités, cette intervention est largement perçue par les critiques comme une démolition partielle déguisée.
Le complexe réaménagé VDNKh-Expo regroupera les pavillons 70 « Moscou » et 75, ainsi qu’un nouveau bâtiment relié par une galerie couverte, pour une superficie totale d’environ 240 000 m². Doté d’un budget de 38,6 milliards de roubles, le projet comprendra une salle de 2 500 places, plusieurs halls d’exposition modulables, des espaces de restauration et un stationnement souterrain. Le pavillon 70 deviendra un centre concert-congrès, tandis que le pavillon 75 sera modernisé pour accueillir de grands événements jusqu’à 15 000 personnes.
La galerie ci-dessous montre une projection d'architecte du projet de 2025. L’ensemble vise à transformer ce secteur de VDNKh en un pôle culturel et événementiel de premier plan.
Des voix s’élèvent contre la requalification de ce pavillon emblématique, jugée d’autant plus problématique que son statut de protection patrimoniale demeure incertain. Ce tournant marque une rupture claire avec les précédentes démarches de conservation : longtemps maintenu dans son état soviétique d’origine, le pavillon fait désormais l’objet d’une transformation en profondeur, au service d’une nouvelle vocation. Cette réaffectation s’inscrit dans une stratégie plus large de revalorisation du site de VDNKh, repositionné comme vitrine du pouvoir actuel. Au-delà de l’enjeu architectural, c’est le rapport à l’héritage soviétique dans l’espace public russe contemporain.
Une trace matérielle majeure d’Expo 67

Peu de personnes savent que le pavillon soviétique d’Expo 67 se trouve encore aujourd’hui à Moscou, bien loin des rives du Saint-Laurent. Son parcours post-Expo révèle à quel point certains vestiges de 1967 ont continué de porter la mémoire de l’événement bien au-delà du Canada, dans des contextes politiques et urbains profondément transformés.
Alors que la plupart des pavillons ont disparu, démantelés ou intégrés à d’autres usages, quelques-uns subsistent encore ici à Montreal et là, celui-ci poursuit son existence à des milliers de kilomètres, témoin silencieux d’un moment de tension et de vitrine entre deux mondes. Un pan de l’histoire montréalaise repose désormais, presque anonymement, dans un parc d’exposition moscovite en cours de transformation.
- Podgorskaya, N. O. Pavilions of the USSR at International Exhibitions. Moscow, 2013. pp. 191–212. 224 pp. ISBN 978-5-905494-10-9. [↩]
- Bellat, Fabien. CCCP’67: un monument à la guerre froide. Paris : Éditions B2, 2018. Collection Patrimoine. ISBN : 9782365090889. [↩]
- Doyon, Frédérique. « La saga du pavillon russe d’Expo 67 – Enquête sur un symbole de la guerre froide », Le Devoir, 27 août 2012 [↩]